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samedi 2 septembre 2017

Maître Eckhart en gourou


Librement inspiré de "Les béguines de la ville de Goes"
On doit attendre le XIVe siècle, avec l’apparition de ce que la germanistique a jadis appelé la « mystique rhénane », pour voir fleurir un courant proprement « masculin » : Maître Eckhart, Henri Suso, Jean Tauler. Or, c’est précisément là que le thème de la distinction des sexes joue à plein. Avec Eckhart, et autour de lui, se met en place une pseudo-relation de couple qui tend à imposer le rapport du théologien à la mystique comme articulant une structure formelle et bipolaire du désir où la parole, la loi, la pensée sont du côté de l'homme, la passion, le débordement, l’affect du côté de la femme. Encore un pas et c’est la figure du gourou, avec sa clientèle de filles fleurs et son réseau de ménagères en rupture de quotidien. Le lexique semble lui-même accréditer cette représentation.

Le théologien étant à la fois Lesemeister, « maître de lecture », c’est-à-dire maître du sens, et Lebemeister, « maître de vie », c’est-à-dire modèle de conduite et conducteur modèle, tout est prêt pour une mise en scène de style « extrême- oriental » : ici, un vieux sage austère, érudit et détaché qui, par sa non-demande sexuelle et l’étendue supposée de son savoir, réglemente, dirige, ordonne les pulsions de petites communautés de femmes, organisant au passage leurs frustrations ; là, ces communautés mêmes dont le lien social réside dans une demande à la fois collective, inarticulable et impossible.

La femme veut tout et tout de suite, la fonction du théologien est de lui enseigner les plaisirs du renoncement et les nécessités de l’ordre, d’« arraisonner » son désir en lui expliquant le vrai sens de ce qu’elle croit vivre ou vouloir vivre. Y arrive-t-il ? Peut-être. Dans le cas d’Eckhart, en revanche, l’échec est patent. Loin de calmer le jeu, le Lesemeister met son savoir au service des patientes, il se laisse emporter, circonvenir, pour ne pas dire séduire ; il en rajoute - littérale­ment, il en perd son latin : le voilà qui prêche en allemand ce qu’il était censé réduire. Le censeur est amoureux. La sanction tombe. Il sera condamné.

Cette fable mystique est sans fondement. L’important est que le personnage d’Eckhart condense la plupart des traits que l’on observe à l’état isolé dans les autres cas de faillites frauduleuses où, d’emblée, s’alimente la vision allégorique de l’histoire médiévale. Comme Siger de Brabant, Eckhart est un savant, un universitaire - s’il est dit « maître », c’est parer qu’il a conquis ce titre à l’université de Paris ; comme Simon de Tournai, il pousse l’intelligence jusqu’au blasphème - et plus gravement encore, puisque, sinon pour plaire à son auditoire, du moins par impuissance à lui résister, il va jusqu’à nier l’ensemble des « réalités chrétiennes » ; comme Frédéric de Hohenstaufen, il sort des limites socialement imparties au savoir - il flirte avec les laïcs, parle leur langue, trahit l’Église au profit de la base.

La réprobation est à la mesure de toutes ces transgressions : unanime. Les philosophes de métier en font un « fou » - le mot est de Guillaume d’Ockham ; les « spirituels », comme Michel de Cesena. un « hérétique » ; la curie pontificale d’Avi­gnon, un « téméraire » et un « malsonnant ». L’ordre même auquel il appartient, les Dominicains, semble le désavouer partiellement : peu de temps avant que ne s’ouvre son procès, le chapitre général de Venise a explicitement dénoncé les dan­gers de la « prédication vulgaire » en Allemagne, et le général des Frères prêcheurs, Barnabé Cagnoli, a simultanément dénoncé la prédication de « subtilités devant les gens du peuple » et la discussion de « problèmes trop difficiles dans les écoles » dominicaines et les couvents de formation.

Le personnage d’Eckhart est donc un puissant révélateur du statut réel de l’intellectuel médiéval. Quittant sa place et sa fonction d’encadrement ou, plutôt, se laissant détourner du droit chemin institutionnel, fasciné par le non-savoir des femmes qu’il avait pour mission de plier silencieusement à la Loi des Pères, incapable de résister aux vertiges d’un langage qu’il libère au contact d’auditoires impatients, il est finalement dans la position d’Abélard tel que le voit Bernard de Clairvaux : celle d’un dialecticien ivre de sa propre virtuosité qui, crime plus redoutable encore que ceux, combinés, de tous ces devanciers, met le sacré sous le pied du profane et la théologie au service de la philosophie. C’est ce savoir exorbité que, le 27 mars 1329, dénonce - à titre posthume - la bulle de Jean XXII :
C’est avec grande douleur que nous faisons savoir que, ces temps derniers, un certain Eckhart, des pays allemands, docteur ès Écritures saintes, à ce qu’on dit, et professeur de l’ordre des Frères prêcheurs, a voulu en savoir plus qu’il ne convenait ; il ne l'a pas voulu avec modération et suivant la mesure de la foi, puisque, détournant son oreille de la vérité, il s’est tourné vers des fables. Séduit, en effet, par le père du mensonge, qui souvent prend la figure d’un ange de lumière afin de répandre les noires et profondes ténèbres des sens à la place de la clarté de la vérité, cet homme, faisant lever dans le champ de l’Église, au mépris de l’éblouissante vérité de la foi, des épines et des tribules, et s’efforçant d’y produire des chardons nuisibles et des ronces vénéneuses, a enseigné bien des dogmes qui obnubilent la vraie foi dans les cœurs de nombreux fidèles ; il a exposé sa doctrine principalement dans ses prédications devant le vulgaire crédule ; il l’a même rédigée dans ses écrits. »

Penser au Moyen Âge, Alain de Libera, pp.303-305

dimanche 11 juin 2017

Astrologie au Moyen-Âge, extrait de Penser au Moyen-Âge

Astrologie et philosophie

Telles que le Moyen Age les a connues, l’astrologie, l’alchimie et la magie étaient un héritage de l’hermétisme populaire dont les écrits les plus anciens remontent au IIIème siècle avant notre ère. L’astrologie gréco-égyptienne avait un corpus très étendu qui allait jusqu’à la médecine et à la botanique - c’est ainsi que les iatromathematika couvertes du nom d’« Hermès Trismégiste » étaient un ensemble de recettes destinées à prédire l’issue d’une maladie selon l’état du ciel au moment où elle avait commencé. A l’époque gréco-romaine, tout particulièrement à l’époque romaine impériale, les techniques de divination théurgiques avaient inondé le marché de la croyance religieuse.
Sous le règne de Néron, la magie était couramment pratiquée. La « descente » du dieu sur terre, sa révélation directe ou indirecte étaient recherchées par tous les moyens, depuis le « dressage spirituel » - la concentration ou « ligature » des sens — jusqu’à l’usage de drogues et d excitants nerveux (fumigations, narcotiques, boissons enivrantes, baumes appliqués sur les yeux). La lychomancie (apparition du dieu dans la flamme d’une lampe ou d’une torche), la lécanomancie (apparition du dieu dans l’eau d’un bassin), le recours aux médiums, la divination goétique (où le dieu n’apparaît pas, mais « anime un objet » en lui communiquant certains mouvements ou en changeant certaines de ses propriétés) composaient un arsenal où le mysticisme hellénistique alimentait son désir de « vision » C’est à ces pratiques que renvoient, entre autres, les définitions médiévales de la pyromantia et de l'hydromantia.
Dans le monde du XIIIème siècle, l’aspiration à « voir un dieu » dans un support quelconque n’était évidemment plus de mise, même si - on y reviendra - certains astrologues devaient par la suite alléguer une dimension selon eux incantatoire de l’eucharistie. Ce que l’on attendait de la divination était moins une mise en contact avec un principe divin qu’une révélation sur la conduite de l’existence, voire une action, une intervention, susceptible d’en détourner partiellement le cours. Le savoir, la science ici mobilisés n’avaient, c’est le moins que l’on puisse dire, rien d’aristotélicien. Originairement diffusés dans le cadre d’une philosophie subjuguée par les religions à mystères, entièrement pénétrés par le « sentiment de la misère humaine » et travaillés par le « désir d’évasion » - ce qui les rendait plus proches de l’Âne d'or que de L’Éthique à Nicomaque* -, ils ne pouvaient, même substantiellement renouvelés, apparaître aux intellectuels du Moyen Age comme dotés d’un sens authentiquement philosophique, du moins si l’aristotélisme constituait la norme principale de la pensée et de l’action d’un « intellectuel ».
Il faut cependant reconnaître que nombre de médiévaux ont accordé le plus grand crédit sinon aux pratiques divinatoires de l’Antiquité tardive, du moins aux prétentions scientifiques de l’« astrologie libérale ». C’est le cas, on l’a vu, de Roger Bacon, c’est évidemment aussi celui d’Albert le Grand, dont le nom a couvert et couvre encore de nos jours toute une série d’opuscules et de traités d’astrologie savante ou de magie populaire. Comment expliquer ce phénomène ? La raison en est simple.
Telle que la conçoivent les philosophes du XIIIème siècle, la partie «judiciaire» de l’astronomie a un sens philosophique parce qu’elle est solidaire du reste de l’astronomie et parce qu’elle vient, en outre, donner un contenu précis à la théorie philosophique de l’influence qui organise la perception médiévale des rapports entre le monde sublunaire et le monde supra- lunaire.
En tant que branche des mathématiques, la science astrologique est compatible avec la vision du cosmos transmise par le péripatétisme gréco-arabe. Le monde de l’astrologue « libéral » est le même que celui du philosophe : il s’agit du système des sphères célestes, des intelligences et des âmes motrices des cieux, popularisé en Occident par Avicenne et les commentaires d’Averroès sur le traité aristotélicien Du ciel, c’est-à- dire une version péripatéticienne de la théologie cosmique esquissée dans le livre A de la Métaphysique d’Aristote.
Dans le système des intelligences, chaque sphère céleste, disposée concentriquement autour de la Terre, étant animée et régie par un moteur « pensant », la notion d’« influence » jouait un rôle épistémologique central. La vulgate philosophique du péripatétisme arabe, exposée dans le Livre des causes, faussement attribué à Aristote, donnait une représentation d’un monde parfaitement ordonné où la causalité des intelligences séparées, encore appelée « substances spirituelles», s’étendait à l’ensemble des phénomènes, depuis la Première Cause jusqu’au dernier ciel où était censée résider la dernière intelligence, le « trésor des formes », d’où s’écoulait comme d’une source la double série des formes corporelles et des formes intelligibles, ici pour illuminer les âmes, là pour organiser et structurer la matière.
Dans un univers de procession universelle où les intelligences séparées apparaissaient comme les vecteurs de l’activité d’un Dieu unique et éternel - le Premier Agent -, l’idée d’une influence des astres sur la destinée humaine pouvait passer pour le complément naturel de la cosmologie, voire pour le remplissement scientifique de la théologie philosophique.


Penser au Moyen-Âge, Alain de Libera, Points essais, pp.253-255