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mercredi 3 juin 2015

La voie de la théopathie



« Le mystique chrétien, celui dont la passivité mystique envahit toute la vie, qui ne se satisfait pas d'une communion brève avec la divinité, même si elle illumine et féconde les retours à la vie naturelle — et qui pourtant ne veut point subir comme Dieu intérieur un néant inactif, substitue à l'extase un état plus large, où la conscience permanente du divin ne suspend pas l'activité pratique, où l'action et la pensée précises se détachent sur ce fond confus, où la disparition du sentiment du moi et le caractère spontané et impersonnel des pensées et des tendances motrices inspirent au sujet l'idée que ces actes, ne sont point de lui mais d'une source divine et que c'est Dieu qui vit et agit en lui. L'abolition du sentiment du moi, la conscience d'une vie divine continue, dans l'exaltation et la béatitude, l'inhibition de la réflexion et de la volonté par la spontanéité subconsciente orientée vers la vie et qui livre tout achevées ses inspirations et ses impulsions, caractérisent cet état théopathique. Ce qui ne se prête pas à la déification, les états irréductibles, est rejeté à une nature inférieure, à une conscience comme séparée de la conscience principale.

Cette impersonnalité continue et progressive, qui d'un fond de béatitude et de puissance obscure, laisse surgir comme des décrets absolus et des créations que rien ne prépare, les pensées et les mouvements directeurs d'actions, est un état plus complexe que l'extase et qui satisfait en méme temps aux exigences de l'action et de la contemplation. Il répond à une nature qui ne nie de la vie que la forme individuelle et qui est dirigée vers l'action. Il y a chez les grands mystiques une richesse naturelle, un esprit de conquête, un besoin d'expansion, qui contraste, au premier abord, avec leur intuitionnisme foncier. Le monde leur est prétexte à des états si profonds et si confus que toute conscience du monde s'évanouit, et il leur est prétexte aussi à une action si précise et si énergique qu'elle ébauche un monde nouveau. Prophètes, réformateurs et conducteurs d'homme, ils épanchent au dehors une exubérance d'action, qu'ils subissent ce qui les entraîne : c'est un Dieu intérieur, qui, dans son repos même, opère et qui construit des choses sur un fond d'infinité.

Cette aptitude à la fois à l'intuition et à l'action, cette nature intuitive active est soutenue par une doctrine qui affirme la réalité des choses et la nécessité de l'action. Pour le christianisme le mondo est l'oeuvre de Dieu ; la puissance infinie s'est exprimée dans les êtres. Sans doute il y a dans chaque être une force , qui en s'opposant à Dieu, se fait étrangère à lui ; mais la pénétration de la grâce divine dans l'âme l'enchaîne. Le Dieu créateur et sanctificateur est le principe de la vie naturelle et de la vie surnaturelle ; l'Homme Dieu, le Verbe incarné est la raison du monde et la réalisation parfaite de la grâce divine, le type de l'âme régénérée, la régénération méme. L'action véritable est celle qui imite l'action divine et qui travaille au dedans à la régénération de l'homme, au dehors à celle de l'humanité. De même le Dieu ineffable de la métaphysiquo néoplatonicienne, le Dieu de l'extase est en même temps le Dieu de la vie, le Dieu de la pensée claire et de l'action discursive : il supporte la hiérarchie des formes de l'être, et à chaque degré fait la vie et la solidité.

Le mysticisme chrétien est orienté à la fois vers le Dieu inaccessible, où disparaît toute détermination et vers le Dieu Logos, le Verbe Dieu, raison et sainteté du monde. Malgré les apparences parfois contraires de l'absorption dans le Père, il est au fond le mysticisme du Fils. Il aspire à faire de l'âme un instrument divin, un lieu où la force divine se pose et s'incarne, l'équivalent du Christ, et l'âme désappropriée et déifiée est entraînée par la motion divine aux oeuvres du salut.

Les mystiques chrétiens soutenus par l'exigence de leur nature et par la doctrine qui les enveloppe, ne suppriment donc point l'action, mais seulement l'action individuelle, c'est-à-dire non seulement tous les actes qui relèvent de la concupiscence, mais aussi tous ceux qui ont leur origine dans le sujet lui-même et qu'il s'attribue. Le Quiétisme même, qu'on a si souvent accusé d'inaction et d'oisiveté, ne veut pas renoncer à' agir, mais il veut n'agir seulement que par dépendance du mouvement de la grâce, c'est-à-dire selon un certain type psychologique d'activité.

L'état théopathique, cette sorte de somnambulisme divin, d'automatisme général, dont nous verrons de bien curieuses descriptions, satisfait à toutes les conditions que nous avons dégagées ; dans l'effacement de la conscience du moi, il permet l'action au dehors, et il la fait naître de la conscience même du divin. Les inspirations et les mouvements, qui le traversent et qui semblent venir de Dieu même, sont soutenus par l'influence continue de la doctrine et de la morale chrétienne, qui retiennent la subconscience de l'agitation et de la divagation. »

Henri Delacroix, Les Grands mystiques chrétiens, préface xi-xiii


« Ce terme, forgé de façon savante à partir du grec, est d’un usage fréquent de nos jours, depuis que Henri Delacroix et à sa suite Jean Baruzi, dans leurs études sur les mystiques, ont parlé d’« état théopathique ». Dans les deux cas, «état de pati divina» au XVIIe siècle, «état théopathique » au XXe, cette qualification de la mystique est indéniablement de source dionysienne, comme d’ailleurs l’indique Bérulle en s’adressant aux carmélites « mises en l’état que le grand saint Denys appelle pati divina ». L’expression désigne et nomme l’expérience mystique, mais ne la définit pas parce qu’au vrai elle est indéfinissable. Les pages suivantes tâcheront de suivre les mystiques s’efforçant de dire ce qu’ils expérimentent comme, malgré et contre les mots. Denys ne leur explique pas l’expérience, il leur donne l’exemple de celle de Hiérothée. Qu’elle soit «pâtir» du «divin» ou des « choses divines » (l’emploi du neutre et non du masculin « Dieu » est significatif), à chacun d’eux de l’éprouver et d’en chercher, poussé par une impérieuse nécessité de la parler, l’impossible dire. »

La mystique, Joseph Beaude, p. 26-27