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mercredi 23 décembre 2015

Paganisme et doctrines de salut (F.Flahaut)



Le sentiment d’exister, François Flahault, pp. 54-55

« Les doctrines de salut se distinguent de ce qu’on pourrait appeler les paganismes - conceptions du monde qui ont été en usage durant la majeure partie de l’histoire de l’humanité et qui aujourd’hui encore sont partagées-par le plus grand nombre. Comme le dit justement Marc Augé[1], « la vraie différence entre christianisme et paganisme passe en fait par des représentations différentes de la vie, de l’homme et, plus précisément, de l’individu » ; « christianisme et paganisme constituent deux anthropologies distinctes et inconciliables ». Les paganismes en effet, loin de se fonder sur l’espérance d’un dépassement de la condition humaine, voudraient aider chacun à s’intégrer au monde social et naturel qui l’entoure : c’est dans ce monde boiteux qu’ils s’efforcent de bâtir l’imparfaite demeure de l’homme. Lorsqu’ils se réfèrent à un ordre cosmique, ils ne le font donc pas pour déprécier la vie en société, mais au contraire pour soutenir celle-ci. Les conceptions véhiculées par les paganismes — mais aussi, d'une manière générale, par le sens pratique — proposent donc des aménagements, c’est-à-dire des améliorations partielles, des solutions viables ici mais non ailleurs, des remèdes qui, tout en ayant une certaine efficacité, ne suppriment pas le mal. Le propre d’une doctrine de salut, que celle-ci soit philosophique, religieuse ou politique, c’est au contraire de refuser l’incomplétude : penser l’être humain, c’est l’inscrire dans un horizon de complétude, grâce à un dualisme (esprit/matière) ou un manichéisme[2]. Les doctrines de salut proposent donc une solution aux difficultés de la condition humaine. Réparation, Rédemption, Révolution. L’humanité est malade : voici le remède. Voici le rivage, voici le port qui permettra d’échapper aux malheurs d’une navigation incertaine. Nous sommes pris dans les chaînes du monde matériel, de la dépendance, des vains désirs, de l’aliénation, de l’oppression : voici le saut libérateur qui conduit au véritable être-soi. »

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[1] M. Augé, Génie du paganisme, Gallimard, 1982, p. 66 et 101.

[2] Comme l’a bien montré Norman Cohn dans son excellent ouvrage Cosmos, chaos et le monde qui vient, Allia, 2000.

samedi 5 décembre 2015

Le passé de Dieu



Animation de Nina Paley, Exodus 32: 27


Extrait de La violence monothéiste de Jean Soler, pages 242-243
3. Un peuple à part (exterminer les Cananéens)

Pour que le peuple hébreu ne soit pas séduit par d’autres dieux que Iahvé, il doit rester « séparé » des autres peuples, parce que ces derniers ont des dieux différents. Dans ce but, il ne doit pas seulement s’abstenir de fréquenter les « nations étrangères » (les goyim), de partager leurs repas, de leur donner des filles ou d’en épouser, il faut qu’il extermine tous les étrangers qui occupent la Terre promise. Moïse l’affirme avec force :
« Quand Iahvé, ton dieu, les aura livrées devant toi [les nations de Canaan], et que tu les auras battues, tu les voueras à l’anathème [...]. Car tu es un peuple saint pour Iahvé, ton dieu, c’est toi que Iahvé, ton dieu, a choisi pour devenir son peuple de J prédilection d’entre tous les peuples qui sont à la surface de la terre. »[1]
« Anathème » traduit l’hébreu hérem, qui désigne, très précisément, le devoir de massacrer tous les habitants et parfois tous les êtres vivants d’une cité conquise. C’est ce que fera Josué après la prise de Jéricho : « Ils vouèrent à l’anathème tout ce qui était dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, et jusqu’aux bœufs, aux moutons et aux ânes, les passant au fil de l’épée. »[2] Trente villes subissent le même sort : « Ainsi Josué battit tout le pays [...]. Il ne laissa pas un seul survivant et voua tout être vivant à l’anathème, comme Iahvé, le dieu d’Israël, l’avait ordonné. »[3]

Voilà le thème biblique le plus occulté, le plus embarrassant pour les fidèles du Dieu unique, qu’ils soient juifs ou chrétiens - car les chrétiens soutiennent que 1’ « Ancien Testament » préfigure, annonce et justifie le « Nouveau ». Aux yeux de certains Juifs, le seul fait de se référer à ces textes passe pour un acte antisémite. Pourquoi devraient-ils se sentir agressés ? Est-ce que les Français prétendus « de souche » vont accuser d’antigallicisme quelqu’un qui rappellerait que leurs ancêtres les Gaulois pratiquaient des sacrifices humains, comme en témoigne, entre autres, Jules César? Des exégètes soutiennent que les Hébreux n’ont jamais commis ces massacres. Les récits en question seraient allégoriques. Mais pourquoi les rédacteurs les présentent-ils comme des événements historiques? D’autres commentateurs assurent que, dans ces temps lointains, les guerres étaient sans pitié. Croyez-vous, disent ils, que les Grecs ont été cléments quand ils ont pris Troie, après un siège de dix ans ? Et pendant la guerre du Péloponnèse, n’y a-t-il pas eu des massacres dont Thucydide fait état ? Et les Romains, quand ils se sont emparés de Carthage, la cité « qu’il fallait détruire », se sont-ils montrés bienveillants ? Et quand ils ont pris Jérusalem, abattu ses murs et incendié son temple, ont-ils fait dans la dentelle ? Pour en revenir au monde sémitique de l’Antiquité, est-ce que les Assyriens n’étaient pas cruels, comme leurs annales le prouvent ? Et les Babyloniens qui ont conquis Jérusalem, étaient-ils des enfants de chœur ? Certes, mais les tueries commises, selon la Bible, par les Hébreux ont deux traits qui ne se trouvent ensemble nulle part ailleurs. En premier lieu, elles ont été ordonnées par un dieu. Les rédacteurs ne les décrivent pas comme des actes regrettables qui ne pouvaient que révolter un dieu qui avait gravé sur la pierre « TU NE TUERAS PAS ». Ils s’enorgueillissent au contraire que leurs ancêtres aient obéi sans fléchir au commandement divin. En second lieu, ces massacres ont un caractère totalitaire (comment s’exprimer autrement ?) : c’est tous les êtres humains et même tous les êtres vivants qui doivent être tués.

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[1] Deuteronome 7, 2-6

[2] Josu » 6, 21

[3] Jos 10, 40

mercredi 2 décembre 2015

Loix chrétiennes sur les païens



Extraits de La violence monothéiste de Jean Soler, pages 321-322 et 324-325

« Au temps des premiers empereurs chrétiens, il valait encore mieux être juif que chrétien hérétique ou polythéiste traité de « païen ». Cette dénomination apparaît dans une loi de 409 - un siècle après la conversion de Constantin : « ... Les gentiles que l’on appelle communément paganos...» (5, 46). Le paganus est un paysan, ou un villageois, par opposition à l’habitant des villes. Le terme a pris une coloration péjorative comme si, à la campagne, on était forcément arriéré. Peut-être faut-il voir dans le choix de de mot un indice que les milieux ruraux résistaient davantage à la progression du christianisme que le milieu des citadins. Pagani désigné les polythéistes non encore chrétiens, comme si c’était là une preuve de rusticité ou d’esprit peu ouvert ! Le latin gentiles, donné comme synonyme, est la traduction usuelle de l’hébreu goyim, « nations », par lequel les Juifs désignaient les non-Juifs. Il y a là un passage de l’ancien Israël, le peuple juif, au nouvel Israël, le vrai Israël » (verus Israël), comme on dit désormais, le « peuple de Dieu ». Tous ceux qui n’appartiennent pas au « peuple » (transnational) des chrétiens sont l’équivalent des goyim pour les Juifs. L’opposition reste binaire (deux contraires face à face) mais les rôles ont changé de sens.

La lutte contre les cultes polythéistes a pris d’abord la forme d'une interdiction des sacrifices sanglants : « Que cesse la superstition, que la folie des sacrifices soit abolie » (10, 2, 341). Quinze ans plus tard, l’interdit est réitéré et la sanction précisée : « Nous ordonnons de soumettre à la peine capitale ceux dont il serait trouvé qu’ils s’adonnent aux sacrifices ou adorent des idoles » 10, 6, 356). La loi est rappelée encore trente-cinq ans après : Que nul ne se souille par le sacrifice d’animaux, que nul n’immole de victime innocente, que nul ne se rende dans les sanctuaires, que personne ne parcoure les temples, que personne vénère des images (sculptées ou peintes) faites par la main des mortels, sous peine d’être passible de sanctions divines autant qu’humaines » (10, 10, 391). Ces lois signées par un empereur - ou par plus d’un, car ils ont été souvent plusieurs à régner ensemble après Constantin - sont rédigées sans doute par des ecclésiastiques. Ceux-ci prennent à l’Ancien Testament ce qui leur convient : la condamnation des idoles, dans les termes mêmes de la Bible hébraïque, et ils écartent ce qui les gêne : les sacrifices animaux, qui étaient pourtant la principale raison d’être du Temple de Jérusalem. Il est vrai que l’Epître aux Hébreux attribuée à Paul explique que Jésus-Christ a mis un terme aux sacrifices animaux en s’offrant lui-même en sacrifice. L’expression de « victime innocente » employée dans cette loi renvoie à la manière dont les chrétiens parlaient de la Passion : ils comparaient Jésus à un « agneau ».

Pour empêcher les païens de persévérer dans leur erreur, par manque de clairvoyance ou de bonne foi, le meilleur moyen qu’a trouvé le pouvoir christiano-impérial a été de « fermer » les sanctuaires où ces infamies étaient perpétrées : « Il Nous a plu que les temples soient immédiatement fermés en tous lieux et dans toutes les villes et que, leur entrée étant interdite, la possibilité de commettre un délit soit refusée à tous ceux qui sont égarés » (10, 4, 346 etc.). Un demi-siècle plus tard, la décision a été prise de « détruire » les temples ruraux (probablement parce que les paysans ne respectaient pas l’ordre de les fermer) : « S’il existe des temples dans les campagnes, ils seront détruits sans trouble ni désordre. En effet, une fois ceux-ci abattus et supprimés, on aura retiré toute base matérielle à la superstition » (10, 16, 399). Les temples des villes, d’une plus grande qualité, ont été épargnés au nom d’une défense (intéressée) du patrimoine : « Que nul ne tente de détruire les temples vides de tout contenu illicite en se prévalant de Nos sanctions. Nous décrétons en effet que le bon état des bâtiments soit préservé » (10, 18, 399). Une loi ultérieure dit pourquoi : «Les bâtiments mêmes des temples qui sont dans les cités, à l’intérieur ou à l’extérieur des lieux fortifiés, seront revendiqués pour l’usage public. Que les autels soient détruits en tout lieu et que tous les temples situés dans Nos domaines soient reconvertis à des usages appropriés » (10, 19, 407). L’un de ces « usages » a été de transformer les temples en églises. Mais sous l’empereur Théodose II, il n’y a plus eu de demi-mesure : « Nous ordonnons que tous leurs sanctuaires, leurs temples et leurs lieux sacrés, s’il en reste aujourd’hui encore qui soient intacts, soient détruits sur l’ordre des magistrats et purifiés en y plaçant le signe de la vénérable religion chrétienne. Que tous sachent que, s’il était établi devant un juge compétent et par des preuves appropriées que quelqu’un bafouait cette loi, il serait puni de mort » (10, 25, 435). »

[…]

« A l’égard des païens eux-mêmes, indépendamment de leurs lieux de culte, l’évolution suivie de Constantin à Justinien s’est traduite également par une intolérance toujours plus grande.

L’édit de Milan, appelé « édit de tolérance », publié par Constantin en 313, mettait les païens et les chrétiens à égalité. Avec Théodose Ier, empereur de 379 à 395, le christianisme trini- taire s’impose définitivement et devient la religion officielle de l’Empire romain. Les cultes païens publics sont interdits. Et cet empereur d’origine espagnole, chrétien austère, entier et intransigeant, est allé, à la fin de sa vie, jusqu’à interdire les cultes privés : « Que nul, sans exception, quels que soient son origine ou son rang dans les dignités humaines, occupant un poste de pouvoir ou investi d’une charge publique, qu’il soit puissant de par sa naissance ou humble par son origine, sa condition ou son sort, ne sacrifie de victime innocente à des idoles dépourvues de sens, en absolument aucun lieu ni aucune ville. Que nul ne vénère, sacrilège plus discret, son dieu lare par le feu, un génie par du vin pur [1], les pénates par du parfum, ni n’allume de lampes, ne dépose de l’encens ou ne suspende de guirlandes» (10, 12, 312).

[1] Cela rappelle l'offrande d'alcool chez les tibétains présentée dans un ser skyems, destiné aux huit classes de dieux-démons (génies).