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jeudi 14 novembre 2013

"Qu'il me baise du baiser de sa bouche"

Extrait de : Le Cantique des cantiques de Salomon, interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs - Jeanne-Marie Guyon

« Qu’il me baise du baiser de sa bouche »[1], Cantique des cantiques, vers 1

Le baiser que l’âme demande à son Dieu, est l’union essentielle , ou la possession réelle, durable et permanente de son divin objet : c’est le mariage spirituel. Pour faire comprendre ceci, il faut expliquer la différence qu’il y a, entre l’union des puissances, et l’union essentielle. L’une et l’autre de ces unions, est, ou passagère , et seulement pour quelques moments : ou permanente, et durable. L’union des puissances est celle, par laquelle Dieu s’unit l’âme fort superficiellement : c’est plutôt la toucher, que l’unir. Elle est pourtant unie à la Trinité des Personnes, selon les différents effets, qui leur sont appropriés : mais toujours comme aux personnes distinctes, et par opération médiate ; l’opération servant ici de moyen , et de fin ; en ce que l’âme se repose dans cette union qu’elle éprouve , ne croyant pas , qu’il faille aller plus avant. Cette union se fait par ordre , dans chacune des puissances de l’âme ; et elle s’aperçoit quelquefois dans une , ou deux d’entr’elles, selon le dessein de Dieu ; et d’autres fois, dans les trois ensemble. Cela fait l’application de l’âme à la sainte Trinité , comme aux Personnes distinctes.

Lorsque l’union est dans le seul entendement , c’est l’union de pure connaissance, et elle est attribuée au Verbe, comme personne distincte. Lorsque l’union est dans la mémoire, ce qui se fait par un absorbement de l’âme en Dieu , un profond oubli des créatures; elle est attribuée au Père , comme personne distincte. Et lorsqu’elle se fait sentir dans la seule volonté , par une amoureuse jouissance, sans vue, ni connaissance distincte ; c’est l’union d’amour, attribuée au saint Esprit, comme personne distincte ; Et celle-ci est la plus parfaite de toutes, parce qu’elle approche plus que nulle autre de l’union essentielle ; que c’est principalement par elle que l’âme y arrive. Toutes ces unions sont des embrassements divins ; mais ce n’est point encore le baiser de la bouche.

Il est de deux sortes de ces unions : l’une passagère , qui ne dure que très peu: et l’autre permanente, qui se soutient par une présence de Dieu continuelle, et par un amour doux, et tranquille, qui subsiste parmi toutes choses. Voilà en peu de mots , ce que c’est que l’union des puissances , qui est une union de fiançailles, et qui a bien l’affection du cœur , les caresses et les pressens réciproques , comme les fiancés ; mais qui n’a point la parfaite jouissance de l’objet. L’union essentielle et le baiser de la bouche, est le mariage spirituel ; où il y a union d’essence à essence, et communication de substances : où Dieu prend l’âme pour son Épouse et se l’unit : non plus personnellement, ni par quelque acte, ou moyen ; mais immédiatement, réduisant tout en unité et la possédant dans son unité même. Alors c’est le baiser de la bouche et la possession réelle et parfaite. C’est une jouissance , qui n’est point stérile , ni infructueuse ; puisqu’elle ne s’étend à rien moins qu’à la communication du verbe de Dieu à l’âme.

Il faut savoir que Dieu est tout bouche, comme il est tout parole et que l’application de cette bouche divine sur l’âme, est la jouissance parfaite et la confirmation du mariage par laquelle la communication de Dieu même et de son verbe se fait à cette âme. C’est ce que l’on peut appeler l’état Apostolique, par lequel l’âme est, non seulement épousé, mais aussi féconde, car Dieu comme bouche est uni quelque temps à cette âme, avant que de la rendre féconde de sa propre fécondité.

Il y a des personnes qui disent, que cette union ne se peut faire , que dans l’autre vie : mais je tiens pour certain, qu’elle se peut faire en celle-ci, avec cette différence, qu’en cette vie l’on possède sans voir, et dans l’autre, on voit ce que l’on possède; Or je dis que quoique la vue de Dieu, soit un avantage de la gloire, lequel est nécessaire pour sa consommation, elle n’est pas néanmoins l’essentielle, béatitude : puisque l’on est heureux dés que l’on possède le bien souverain et que l’on peut en jouir et le posséder sans le voir. L’on en jouit ici dans la nuit de la foi, où l’on a le bonheur de la jouissance sans avoir le plaisir de la vue : au lieu que dans l’autre vie, l’on aura la claire vision de Dieu avec le bonheur de le posséder. Mais cet aveuglement n’empêche ni la vraie possession ni la très réelle jouissance de l’objet, ni la consommation du mariage divin non plus que la communication réelle du Verbe à l’âme. Ceci est très-réel et sera avoué de toutes les personnes d'expérience. L’on peut encore ici résoudre la difficulté de quelques personnes spirituelles qui ne veulent pas que l’âme étant arrivée en Dieu (ce qui est l’état d’union essentielle) parle de Jésus-Christ et de ses états intérieurs : disant que pour une telle âme cet état est passé. Je conviens avec eux que l’union à Jésus Christ, a précédé très longtemps l’union essentielle, puisque l’union à J.C. comme divine personne s’éprouve dans l’union des puissances et que l’union à J. C. homme Dieu, est la première de toutes, et qu’elle se fait dès le commencement de la vie illuminative: mais pour ce qui regarde la communication du Verbe à l’âme, je dis qu’il faut que cette âme soit arrivé en Dieu seul et qu’elle y soit établie par l’union essentielle et par le mariage spirituel, avant que cette divine communication lui soit faite , comme les fruits, les productions du mariage , ne se font 'qu'après qu’il a été consumé. Ceci est plus réel, que l’on ne peut dire et comme Dieu possède toute l’âme sans interruption , c’est ce qui fait la différence de l’union à Dieu même, d’avec les autres unions : en ce que dans les unions avec les êtres créés, l'objet ne se peut posséder, que pour des moments, à cause que les créatures sont hors de nous, mais la jouissance de Dieu est permanente et durable, parce qu’elle est au dedans de nous-mêmes et que Dieu étant notre dernière fin, l’âme peut sans cesse s’écouler dans lui, comme dans son terme et son centre, et y être mêlée et transformée , sans en ressortir jamais : ainsi qu’un fleuve qui est une eau sortie de la mer et très distincte de la mer , se trouvant hors de son origine, tâche par diverses agitations de se rapprocher de la mer jusqu’à ce qu’y étant enfin retombé il se perde et se mélange avec elle , ainsi qu’il y était perdu et mêlé, avant que d’en sortir ; et il ne peut plus en être distingué.

Il faut encore observer que Dieu nous a donné, en nous créant, une participation de son être , propre à être réunie à lui et en même temps une tendance à cette réunion. Il a donné quelque chose de semblable au corps humain à l’égard de l’homme , dans l’état d’innocence ; le tirant de l’homme même, afin de lui donner cette pente à l’union, comme à son origine : Mais cela étant entre des corps fort matériels, cette union ne peut être que matérielle et fort bornée ; puis qu’elle se fait entre des corps solides et impénétrables. Pour mieux comprendre ceci, on peut se servir de la comparaison d’un métal, que l’on veut joindre à un autre de différente espèce : mais quoi qu’on qu’on les fasse fondre pour les unir ensemble, ils ne peuvent être parfaitement alliés ; à cause qu’ils sont d’une nature dissemblable. Cela réussit mieux dans le mélange d’un métal avec un autre de même nature. Ou bien c’est comme une eau versée dans une autre eau, qui peut être tellement mêlée avec elle, qu’on n’y peut plus remarquer aucune distinction. Ainsi l’âme étant d’une nature toute spirituelle, elle est très propre à être unie, mêlée et transformée en son Dieu.

L’on peut être uni sans être mélange. C’est l’union des puissances : mais le mélange est l’union essentielle, et cette union est toute entière se faisant du tout dans le tout. Il n’y a que Dieu, à qui l’âme puisse être unie de cette maniéré, parce qu’elle a été créée d’une nature à pouvoir être
mélangée avec son Dieu : et c’est ce mélange que S Paul[2] appelle transformation[3]. Et Jésus-Christ, unité, mêmeté, et consommation. Or cela se fait lorsque l'ame perd sa propre consistance, pour ne subsister qu’en Dieu, ce qui se doit entendre mystiquement, par la perte de toute propriété et par un récoulement amoureux et parfait de l’âme en Dieu : non pas selon le dépouillement réel de la subsistance intime, lequel est nécessaire pour l’union hypostatique. Mais c’est comme une goutte d’eau qui perd sa consistance sensible, lorsqu’elle est mise dans une cuve de vin, où elle est changée sensiblement en vin, quoi que son être et sa matière en soient toujours distincts, et qu’un Ange pût, si Dieu le voulait, en faire la division. De même cette âme peut être toujours séparée de son Dieu, quoique la chose soit très difficile.

C’est donc cette haute et intime union, que l’Épouse demande à son Époux, avec tant d’instance. Elle la lui demande comme parlant à une autre personne : c’est une saillie impétueuse de son amour, qui sans regarder à qui il parle , donne essor à sa passion. Qu’il me baise, dit-elle , puisqu’il le peut faire , mais du baiser de sa bouche : toute autre union ne me peut point contenter : celle-là seule peut satisfaire tous mes désirs , c’est celle que je demande.


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[1] osculetur me osculo oris sui

[2] 2. Cor. 3 :18

[3] Jean 17 :11.21