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vendredi 23 août 2013

Sur le refus de penser (Hannah Arendt)



Dans un autre contexte, mais le raisonnement reste le même :

Dans ces conditions, rien n’est sans doute plus effrayant que le prestige sans cesse accru qu’au cours des dernières décennies certains esprits méthodiquement scientifiques se sont acquis dans les conseils des gouvernements. Le danger est non seulement que ces esprits aient suffisamment de sang-froid pour « envisager l’impensable », mais qu’en fait ils se refusent à penser. Au lieu de s’abandonner à ce genre d’activité démodée qu’ignorent les ordinateurs, ils tirent les conséquences de certains ensembles de conditions hypothétiquement formulées, sans être en mesure toutefois de vérifier expérimentalement la réalité de leurs hypothèses de départ. Ces constructions hypothétiques d’éventualités à venir souffrent toujours de la même faille logique : ce qui est tout d’abord présenté comme une hypothèse — comportant, selon le degré d’élaboration, une ou plusieurs alternatives possibles — devient bientôt, généralement en l’espace de quelques paragraphes, une « réalité », qui engendre alors tout un enchaînement de « faits irréels », construits de façon similaire, avec cette conséquence que l’on oublie le caractère purement spéculatif de toute la construction. Est-il besoin de dire qu’il ne s’agit nullement là de science mais de spéculations pseudo-scientifiques, et, selon les termes de Noam Chomsky, « d’un effort désespéré des sciences sociales et des sciences.du comportement pour imiter les sciences de la nature qui, elles, possèdent un contenu scientifique réellement signifiant » ? Et, ainsi que Richard N. Goodwin le précisait récemment, dans un compte rendu où il avait le rare mérite de faire ressortir « l’humour inconscient » caractéristique de la plupart de ces théories pompeuses et pseudo-scientifiques, la plus évidente et la « plus sérieuse objection qui puisse être faite à ce genre de théorie straté­gique, ce n’est pas son utilité limitée mais le fait qu’elle est dangereuse, car elle peut nous inciter à croire que nous comprenons et maîtrisons le cours des événements, alors qu’il n’en est rien[1] ».

[1]. Noam Chomsky, in American Power and the New Mandarins, New York, 1969 ; trad. fr., L’Amérique et ses nouveaux mandarins, éd. du Seuil, 1969 ; Richard N. Goodwin, compte rendu de l’ouvrage de Thomas C. Schelling, Arms and Influence, Yale University Press, New Haven, 1966, The New Yorker, 17 février 1968.

Extrait de Du mensonge à la violence, Hannah Arendt, Agora poche, p.108-109

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