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mercredi 21 août 2013

La Nature habillée de mythes


Extrait de : Le voile d'Isis - Essai sur l'histoire de l'idée de Nature - Pierre Hadot, Gallimard (91-93

1.   Mythes païens dans un monde chrétien.
Le Moyen Âge

On peut dire que les néoplatoniciens ont assuré pour des siècles la survie du paganisme dans le monde chrétien, non pas comme religion, mais comme langage poétique et sacré per­mettant de parler de la nature. On dira peut-être que ce langage n’est qu'un langage et que, au fond, les dieux ne sont plus que des métaphores. Mais une métaphore n’est jamais innocente. Elle véhicule tout un ensemble d’images, de sentiments, de dispositions intérieures qui influencent inconsciemment la conscience.

Quoi qu’il en soit, grâce à la grande diffusion du commen­taire de Macrobe sur Le Songe de Scipion, dont nous avons parlé dans les chapitres précédents et qui contient la traduction d'un passage du commentaire de Porphyre sur la République de Platon, le thème porphyrien de la liaison entre nature, mythe et, finalement, poésie s’est imposé à la pensée occidentale. Il est tout à fait étonnant que, pendant des siècles de chrétienté, la mythologie païenne ait, en très grande partie, fourni sujets et thèmes à la peinture, à la sculpture, au théâtre, à la poésie, à l’opéra, et même à la philosophie. Je ne vais pas réécrire ici le remarquable ouvrage de Jean Seznec, La survivance des dieux antiques1. Je me contenterai seulement de mettre en valeur l’in­fluence du passage « porphyrien » du commentaire de Macrobe. Ce texte a eu un très grand succès au Moyen Âge, tout spécialement dans ce que l’on a appelé la Renaissance du xiième siècle, qui se manifeste notamment chez les platoniciens de l'école de Chartres. Ces philosophes reviennent à l’explication scolaire des auteurs antiques : ils interprètent le Timée de Platon, le commentaire de Macrobe sur Le Songe de Scipion, ou encore la Consolation de philosophie de Boèce. À la suite de Macrobe, ils admettent que, pour parler de la nature, il faut utiliser les mythes, c’est-à-dire, en fait, les mythes traditionnels du paganisme. Ils désignent souvent ces mythes par le terme d’integumenta (vêtements) ou d’involucra (enveloppes, voiles). Le souvenir de Macrobe apparaît, par exemple, dans ce passage d’un commentaire sur Martianus Capella écrit vers le milieu du xiie siècle par Bernard Silvestre :
Comme en témoigne Macrobe, l’enveloppement mythique (integumentum) n'est pas admis partout dans l’exposé philoso­phique. C'est seulement quand il s'agit de l’âme ou des puis­sances qui sont dans l’éther et dans l’air, qu’il trouve sa place. 
Les mythes païens vont donc servir à décrire les phénomènes physiques. C’est ainsi qu’à la suite de Platon, Guillaume de Conches, philosophe de l’école de Chartres, considère que l'histoire de Phaéton, ce fils du Soleil, qui, ne sachant pas diriger le char de celui-ci, incendia tout ce qu’il y avait sur la terre et périt, frappé par la foudre de son père, signifie des phénomènes astrologiques et météorologiques : l’excès de chaleur, qui détruit tout sur la terre, finit par s’épuiser et ramener un climat tempéré. À propos de Guillaume de Conches, on peut évoquer aussi son interprétation du mythe de Sémélé. Celle-ci a de­mandé à Jupiter de se montrer à elle dans tout l’éclat de sa majesté. Jupiter se présente alors avec la foudre et Sémélé meurt dans les flammes, alors que l’enfant Bacchus (le dieu du vin) qu’elle porte en elle est sauvé. Cela signifie qu’en été, éclairs et tonnerre tombent sur la terre, par l’intermédiaire de l’air, et dessèchent tout, mais n’empêchent pas la vigne de naître et de pro­duire le vin. Il est évident qu’une telle exégèse peut difficilement faire avancer beaucoup la connaissance de la nature. Mais deux constatations s’imposent : d’une part, la mythologie païenne continue à être évoquée dans des écrits chrétiens, et, d’autre
part, elle est interprétée d'une manière physique, comme un enseignement se rapportant à la nature.

Bernard Silvestre réserve d’ailleurs le mot integumentum pour désigner le mythe destiné, comme dans le limée de Platon, à expliquer un phénomène naturel (il fait apparaître un sens vrai caché sous un récit fabuleux), en opposition à l'allegoria, qui est propre à l’explication des textes bibliques (elle fait apparaître un sens nouveau dans un récit historique véridique). On retrouvera cette distinction chez Dante. Elle correspond à une opposition entre les deux livres écrits par Dieu : la Bible et la Nature, que l’on ne peut déchiffrer, l’un comme l’autre, que si l’on utilise une exégèse allégorique, qui, dans le cas de la Bible, se rapporte à des textes sacrés, et, dans le cas de la Nature, à des mythes. Cette Nature, il faut le rappeler, est conçue au Moyen Âge comme une puissance subordonnée à Dieu, mais jouissant d’une certaine autonomie.

Il est intéressant de constater que Guillaume de Conches a bien compris la théorie de la double vérité impliquée dans la conception porphyrienne du mythe :
 Seuls les sages doivent connaître les secrets des dieux, grâce à l’exégèse des mythes. Quant aux profanes et aux insensés, ils doi­vent les ignorer, car si le profane (rusticus) savait que Cérès n’est rien d’autre que la puissance naturelle de la terre de pousser en moissons et de les multiplier et que Bacchus n’est rien d’autre que la puissance naturelle de la terre de pousser en vignes, ils ne seraient pas détournés des actions déshonnêtes par la crainte de Bacchus ou de Cérès, qu’ils croient être des dieux.

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